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Coup de coeur numéro 3 : "La recette du bonheur", de Yannick Le Meur

Ci-dessous, la troisième des six nouvelles finalistes de notre concours sur le thème "Heureux"

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Firmin était un homme heureux. Enfant, déjà, il cultivait le bonheur. Et ce soir, à quarante-cinq ans révolus, il pouvait même affirmer qu’il en connaissait la recette. Bien que ce ne soit pas le cas de la plupart des gens, ce qui, selon lui, expliquait sans doute la quantité de dépressifs et de suicidés qu’il y avait dans le monde de nos jours, pour connaître le bonheur, il suffisait ni plus, ni moins de s’en donner les moyens. Sur le plan matériel, Firmin gagnait suffisamment bien sa vie pour ne se priver de rien, d’autant plus qu’il se contentait de peu, et il était suffisamment habile de ses mains pour palier au reste. Comme il n’était guère de nature exigeante ou ambitieuse et qu’il ne souffrait et n’avait jamais souffert d’aucun confort matériel, l’ingrédient de son bonheur, c’était les gens.


Déjà, à l’école primaire, Firmin se souvenait de ce surveillant, Fred, qui les tracassait, lui et sa bande de copains, en les empêchant de grimper sur les lavabos des toilettes pour s’amuser. Les autres surveillants s’en fichaient mais celui-là, Firmin s’en souvenait très bien, il ne cessait de les harceler, et même de les punir afin de les priver du plaisir enfantin d’escalader ces lavabos. Avec le temps, leur inimité était devenue telle qu’ils avaient fini par se haïr mutuellement. De sévère, le surveillant était passé à carrément tyrannique, voire malveillant envers eux, à tel point que chaque prétexte, même fallacieux, donnait lieu à une punition des plus injustes. Pendant une partie de sa scolarité, Firmin allait donc à l’école avec la boule au ventre.


Quelques années plus tard, à l’époque où Firmin avait rencontré Claire, qui devait devenir sa femme et l’ingrédient numéro un de son bonheur durant les seize années suivantes, il y avait eu un type du nom de Jonathan Morel. Claire sortait tout juste d’une relation difficile avec lui et elle commençait à peine sa nouvelle relation avec Firmin. Elle ne ressentait déjà plus rien pour lui mais le tempérament jaloux et caractériel de Morel l’empêchait de tourner la page pour de bon. Pour Firmin qui était déjà follement amoureux de Claire, c’était un problème.


Encore un peu plus tard, au moment où Claire et Firmin vivaient enfin ensemble dans le petit deux pièces qu’ils louèrent en centre-ville pendant cinq ans, il y avait toujours ce clochard que les gens nommaient Bouteille et qui attendait Claire matin et soir à son arrêt de bus pour l’abreuver d’un torrent de réflexions salasses. Claire était une belle femme, et malheureusement pour elle, elle était coutumière de se faire aborder dans la rue ou lorgner avec insistance mais ce Bouteille, il la mettait tellement mal-à-l’aise que chaque jour où elle devait se rendre à cet arrêt de bus était une peine. Cela la rendait malade.


Lorsqu’ils avaient emménagé dans leur maison actuelle, une construction neuve au beau milieu d’un quartier résidentiel d’une banlieue calme, Firmin et Claire avaient vécu le parfait bonheur durant les trois premières années, jusqu’à l’arrivée de leurs nouveaux voisins, les Sanchez. Madame Sanchez était un modèle de sympathie et de discrétion dont l’amabilité et la prévenance ne sauraient s’éloigner davantage de l’antipathie de son époux qui, en plus d’être d’une personnalité exécrable, se laissait librement aller à l’exercice de son passe-temps favori, le bricolage, avec une préférence manifeste pour les entreprises sonores, avec des engins bruyants, et ce jusqu’à des heures qu’une retenue euphémistique qualifierait sans difficulté d’indues. En clair, Sanchez était un passionné de scie électrique. Comme il se trouvait que Sanchez était le nom d’épouse de Madame, que son nom de naissance était Grivaud, et que Grivaud était également le nom du maire, cela faisait donc de monsieur Sanchez le beau-frère du maire, ce qui, au regard de la police municipale, semblait constituer un motif suffisant pour ne pas intervenir. Claire en devenait dingue.


Pendant qu’il creusait son trou, un beau trou, bien régulier et bien profond, Firmin repensait à ces quatre personnes, et il se disait que même s’il y en avait eu d’autres, au moins ces quatre personnes là avaient contribué à son bonheur dans ces périodes charnières de son existence. On pense souvent que ce sont les rencontres, les liens sociaux, amicaux ou familiaux, le fait d’avoir des gens à proximité qui procurent le bonheur, mais Firmin savait que cela pouvait être aussi le contraire. Car pour lui, l’ingrédient du bonheur, c’était non pas les gens qui entraient dans sa vie mais ceux qui en sortaient, un peu comme les amarres d’une montgolfière qui l’empêcheraient de décoller et dont il faut se débarrasser si l’on veut atteindre le plus haut des cieux. Il suffisait juste de s’en donner les moyens. En fin de compte, c’était assez simple. Pas facile mais simple.


Dans le cas du surveillant Fred, cela s’était tout de même révélé assez difficile. Bien que dissimuler dans son cartable durant toute la journée le couteau à large lame provenant du présentoir de la cuisine - celui-là même dont sa mère, dans son infinie bienveillance, lui avait formellement interdit de toucher – se soit avéré relativement facile, filer ce salopard à vélo jusqu’à son domicile pour le lui enfoncer dans la gorge avait été une autre paire de manches. Sans parler de nettoyer le sang sur ses fringues ou creuser le trou dans le terrain vague dans lequel il l’avait laissé pourrir.


Pour Morel, cela s’était également révélé assez délicat dans la mesure où Firmin avait choisi de l’attendre dans sa voiture après une beuverie des grands soirs dont lui et ses amis étaient coutumiers. Firmin avait donc passé la soirée et une partie de la nuit à se frigorifier dans cette carlingue malpropre, une Ford Fiesta rouillée puant le soda et la sueur jusqu’à ce que Morel se décide à le rejoindre, ivre-mort et vulnérable. Il lui avait alors passé un couteau sous la gorge et ordonné de conduire jusqu’à un pont situé à la sortie du patelin. Là, sous la menace du même couteau, il l’avait obligé à boire toute une bouteille de vodka et avait dû patienter encore quatre heures avant qu’il ne se décide à perdre connaissance. Firmin avait alors desserré le frein à main et précipité le véhicule dans les eaux tumultueuses qui se déversaient en contrebas, emportant le corps inerte de John dans ce qui devait être qualifié de tragique accident.


Concernant Bouteille, en revanche, l’opération avait été rondement menée. Après avoir repéré l’endroit où il dormait, un studio délabré à l’arrière d’un quartier résidentiel qui ressemblait beaucoup à celui dans lequel Claire et lui habiteraient quelques années plus tard, Firmin l’avait étranglé pendant son sommeil avec un câble de rotofil. Il avait ensuite récupéré le corps dans le coffre de sa voiture pour aller le déposer dans un coin perdu au milieu de la forêt, en bordure de l’autoroute A63 au fond d’un trou qu’il avait eu l’idée de creuser quelques mois auparavant « juste au cas où ».


Le plus facile à éliminer avait été Sanchez. Pendant qu’il se livrait à son passe-temps favori aux alentours de onze heures du soir, Firmin n’avait eu qu’à se glisser derrière lui, lui appuyer la gorge contre la scie circulaire que l’insouciance lui faisait utiliser sans rabattre le cache de sécurité et rentrer tranquillement se glisser dans son lit auprès de Claire. La lame lui avait découpé l’artère carotide et la mort avait emporté le sinistre Sanchez en moins de dix secondes, laissant la scie circulaire hurler pour rien jusqu’à ce que son épouse, alertée par la continuité inhabituelle de ce vacarme, le trouve raide mort, gisant dans une mare de son propre sang.


Tandis qu’il terminait de creuser le trou dans lequel il enterrerait sa dernière victime, Firmin repensait à tout cela. Au bonheur.


Au cours de sa vie, Firmin avait tué dix-neuf personnes et se débarrasser de chacune d’entre elles avait contribué à son bonheur. Fred avait été remplacé par une charmante étudiante indienne avec qui lui et ses amis devinrent très complices et qui les laissait escalader les lavabos, ce qui suffit à le rendre heureux jusqu’à la fin de l’école primaire. Le décès de Jonathan Morel lui avait permis de construire son mariage. Bien sûr, cela avait été dur pour Claire mais heureusement, Firmin avait été là pour la consoler et assurer la solidité du socle sur lequel ils allaient édifier leur relation future. Pour tous ceux qui le connaissaient, Bouteille avait disparu aussi vite qu’il était apparu. Personne ne s’était donné la peine de le chercher. Creuser ce trou avait pris des heures et donné à Firmin des courbatures pour toute une vie mais à voir la rapidité avec laquelle Claire avait retrouvé sa joie de vivre, cela en valait la peine. Quant à Sanchez, le voir sortir de leur vie leur avait tout simplement redonné la sérénité.


Se débarrasser des gens, pour Firmin, c’était cela la recette du bonheur. Bien sûr, il y avait aussi Claire. En définitive, c’était surtout elle le rendait heureux. Donc s’il la rendait heureuse, il se rendait heureux. La décision n’avait pas été facile à prendre mais néanmoins lorsqu’il fit rouler le corps au fond du trou avec son pied, il ressentit une sensation nouvelle assez proche du plaisir qu’il ressentait lorsqu’il s’était débarrassé de toutes ces personnes pour assurer le bonheur de Claire. Car en grande majorité, lui qui se contentait d’un rien, toutes ces personnes avaient été éliminées pour Claire. Et il y en avait eu beaucoup. Trop, pourrait-on dire. Car le problème, c’était que tuer tant de monde comportait des risques. En d’autres termes, Claire lui faisait courir des risques. Et ça, c’était indubitablement un obstacle à son bonheur. C’est donc avec un certain soulagement qu’il jeta le corps de sa femme dans le trou qu’il venait de creuser au fond des bois.


En même temps qu’il se laisser pénétrer par une sérénité toute nouvelle, Firmin regardait le cadavre de Claire et d’en haut, il souriait. Comme quoi, le bonheur, cela ne tenait pas à grand- chose finalement.

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