Ci-dessous, la quatrième des six nouvelles finalistes de notre concours sur le thème "Heureux"
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Papy est mort, je répète ces mots, les mâchonne sans arriver à y croire. Je m’attends à voir le couvercle du cercueil se soulever sur son visage hilare. J’ai l’impression de l’entendre rire indéfiniment. Papy, tu as beau me redire la phrase de Marie de Hennezel (1), je veux encore te voir rire, toucher ta peau ridée, sentir l’odeur de ta pipe et surtout t’écouter.
Quand j’ai eu 5 ans, tu m’as emmené faire ma première randonnée en montagne, une vraie où on part dans la nuit guetter les premières lueurs de l’aube, où on emporte son pique nique, où on marche toute la journée dans des espaces sauvages. Tu savais reconnaître les traces et me présentais les chamois, les marmottes, les hermines.. juste là sur le chemin. Je me penchais sur un coin de terre humide et tu étais déjà à créer des fables sur l’animal ainsi identifié. Je me posais sur mon derrière, bouche bée et, appuyé sur ta canne, pipe au bec, tu décrivais les amours de dame marmotte et sa vie avec des gamins turbulents. Le temps s’arrêtait, je devenais marmotte, plongeant dans mon terrier au moindre sifflement du guetteur. La randonnée continuait et un bord de falaise nous permettait de découvrir un nid en surplomb. Alors, on devenait des aigles. Je volais, prêt à plonger en piqué pour une simple souris, ou mieux disait Papy une poule dodue du voisin.. A l’époque, quand il riait, la montagne tremblait, sa moustache se hérissait, il se pliait littéralement et même ses bras semblaient battre la mesure de ce rire tonitruant, communicatif, d’une gaieté irrépressible. Je ne suis pas sûr que nous ayons couvert une grande distance ce jour là mais j’avais voyagé dans tant de mondes différents et tellement ri avec mon grand-père que c’était une journée ENORME qui ne rentrait pas dans mon petit calendrier d’écolier, destiné à nous donner des repères temporels. Papy, lui, il le pulvérisait l’espace temps. Je rentrais le soir gonflé de bonheur, de grand air, d’histoires naturelles et extravagantes. Maman nous accueillait et je sais qu’elle sentait notre ravissement.
Quand j’ai eu 10 ans, tu m’as embarqué en voiture pour élargir notre horizon, et peut être ménager tes jambes. Tu disais que j’avais grandi tandis que tu rapetissais. Passer une journée seul avec toi suffisait encore à me réjouir le coeur mais j’étais plus difficile à émerveiller. Cette fois ci, tu m’as invité au restaurant comme un grand, pour me faire découvrir les saveurs du bord de mer où ta voiture nous avait amenés. Le plateau de fruits de mer a régalé nos papilles mais t’a fourni d’innombrables histoires à créer. Nos crabes se sont battus, la langouste a englouti les coquillages et embrassé le homard. Papy riait toujours autant mais un peu moins fort, ses bras ne s’agitaient plus mais sa moustache se dressait toujours et son rire était encore plus gai et insouciant. Il m’avait encore préparé une surprise et le soir nous a trouvé, montant dans les dernières lueurs, vers un observatoire où un télescope nous attendait dans un ciel merveilleusement étoilé. Les constellations étaient toutes au rendez vous de cette nuit claire et sans lune. Nous avons fini, allongés côte à côte sur le dos pour mieux comprendre, voyageant de l’une à l’autre, parlant à voix basse, évoquant les choses importantes de la vie, m’amenant à me confier aussi simplement : finalement, ce qui était si difficile hier s’éclaircissait dans cette nuit sombre ; ce qui pesait, s’allégeait pour monter doucement vers les étoiles ; encore une fois, le temps avait disparu et je ne sais pas à quelle heure nous avons décidé de nous relever. J’ai été debout d’un bond mais papy avait un peu surestimé ces forces et n’arrivait plus à se relever. Cela le fit tellement rire, conscient du comique de la situation que je n’ai jamais eu peur. Je l’ai aidé, on a réussi à le mettre sur le ventre, puis à ramener ses jambes sous lui, je lui ai tendu sa canne, on a fait un concours de grognement et il s’est redressé. On est partis à tout petits pas, un œil encore dans le ciel, sa main sur mon épaule et j’étais très fier de soutenir mon grand-père. Il a pris le volant et je suis resté bien réveillé, vigilant car je savais qu’il pouvait avoir besoin de moi. On était deux hommes dans sa petite voiture et c’est comme si mon coeur était dilaté de toutes nos confidences, de ces échanges de cet amour que je vivais sans pouvoir le nommer.
Quand j’ai eu 15 ans, j’avais mieux à faire que balader un vieux et pourtant j’ai accepté son invitation . Sa voix chaude m’a transporté malgré moi, il avait toujours su enchanter mon univers et à cette époque ma vie ne l’était guère. J’étais éternellement insatisfait de mes choix. Je ne supportais plus mes parents alors j’ai failli refuser et puis j’ai dit oui. Je ne sais pas à quoi j’ai dit oui mais mon coeur avait parlé avant mon esprit. Il avait choisi la simplicité cette fois, sans doute pour m’éviter le « toujours plus ». On a roulé un moment, juste pour me sortir de mes habitudes. Il s’est finalement arrêté à un beau point de vue avec une table d’orientation. Nous sommes sortis aussi lentement de la voiture l’un que l’autre, moi pour exprimer ma mauvaise volonté, lui pour éviter tout faux mouvement. Il était un peu moins lest mais son œil était toujours aussi vif. Notre lenteur l’a fait rire avec ce rire, un peu plus discret, mais toujours aussi contagieux. Et j’ai saisi dans son regard, le cocasse de la situation, notre complicité retrouvée en un instant et j’ai ri à ma grande surprise, ri à gorge déployée, ri du rire tonitruant que je lui avais connu, ri en agitant les bras, ri avec lui et nous avons fini en larmes tous les deux. Quelque chose de ma carapace avait fondu dans ce rire, comme si je comprenais qu’on peut mettre et ôter la carapace. Nous avons réussi à gagner la table d’orientation et nous nous sommes penchés ensemble dessus. Nous avons parlé de la façon de s’orienter dans la vie, de ces moments où on prend du recul pour mieux voir ses points cardinaux ; de cette quête pour trouver la bonne direction. Comme toujours avec lui, la parole coulait librement, sans entrave, sans attente, sans leçon... Et le temps semblait s’arrêter, à moins au contraire qu’il ne se soit accéléré mais c’était une notion inutile, inadaptée. A ma grande surprise, moi qui était devenu taiseux, je répondais, j’argumentais, j’échafaudais des objections, je me projetais, je me décrivais, je me sentais incroyablement vivant comme si son regard sur moi me faisait exister tel que j’étais réellement ; alors que je ne savais pas encore qui j’étais.
Puis, doucement la parole ralentit et se fit rare. Le soleil avait tracé sa route avec constance et réalisé une grande trajectoire. Je ne sais même plus ce que nous avons fait ensuite mais je savais que dans mon coeur existait définitivement ma table d’orientation.
Quand j’ai eu 20 ans, j’éclatais de vie et c’est moi qui lui ai proposé notre rendez vous, avec presque un peu de condescendance. J’étais accompagné d’une fiancée, je me sentais au sommet de ma vie et je percevais son déclin. Il a accepté avec simplicité, sans bonheur exagéré, comme si tout était naturel. Et oui, vraiment, cela l’était. Dès que je l’ai vu, j’ai senti exulter mon coeur de petit garçon et réalisé à quel point le regard des autres était sans importance. J’étais à ma place, les yeux dans ses yeux qui me regardaient vraiment, et qui me rendaient capable de le voir vraiment, non pas comme le vieillard qu’il était devenu mais comme un être que j’aimais profondément. Nous avons pris des nouvelles comme font les adultes et puis très vite la conversation a dérapé, nous avons parlé de nos étoiles et de la façon de s’orienter, nous avons ri de tout ce qui se présentait. Curieusement, plus il vieillissait, plus je le sentais jeune, libre de toute obligation, joyeux chaque matin de ce nouveau jour qui lui était donné, insoucieux des petites misères de la vie. « Tu comprends, me disait-il, j’en fais de moins en moins mais je le fais de mieux en mieux ». Moi, je virevoltais dans ma vie d’étudiant dont j’adorais le rythme infernal, la variété, le mouvement. Pourtant, nous nous sommes retrouvés dans un espace temps encore diffracté où sa lenteur et ma vivacité se rencontraient d’évidence. Comme toujours, il parlait directement à mon coeur. « Je n’ai plus de temps à perdre dans des paroles inutiles, expliquait-il, je ne veux que l’essentiel. » Nous avons fait halte dans un restaurant tout simple mais accueillant. Sa parole était effectivement plus posé, plus rare, plus lente. Et, au dessert, j’ai eu le plaisir de le voir partir dans son rire toujours aussi communicatif, bien que beaucoup plus discret, pour un lapsus qui m’avait échappé.
Aujourd’hui, j’ai 25 ans et c’est devant ton cercueil que nous avons rendez vous. Je commence à comprendre que c’est vrai, que tu es parti derrière l’horizon et je comprends que même si je dois accepter de ne plus te revoir, tu ne me quitteras jamais. Tu m’as appris à rire, à observer la nature et ses intarissables merveilles, à parler coeur à coeur avec ceux qu’on aime, à m’orienter dans la tempête et à me consacrer à l’essentiel. Tu m’as enseigné que la vieillesse n’est pas triste et qu’il ne faut pas la craindre, tu m’as, j’ose à peine le dire, tu m’as juste appris le bonheur ! Et au moment où je réalise cela, j’en suis sûr, tu es sorti de ta tombe et tu es venu rire dans mon coeur à jamais. Et tout le monde m’a regardé de travers quand j’ai éclaté d’un rire tonitruant, agité les bras, dressé ma jeune moustache avant d’être à leur tour gagné par le fou rire. La procession derrière le croque morts s’étouffait de rire, en pleurait .. Quelqu’un a enfin réussi à articuler entre 2 hoquets : « On ne pouvait pas lui faire un plus bel hommage ». Et c’est tellement vrai...
Merci Papy, tu peux voguer tranquille là où je ne te vois pas.
(1). La mort c'est comme un bateau qui s'éloigne vers l'horizon. Il y a un moment où il disparaît. Mais ce n'est pas parce qu'on ne le voit plus qu'il n'existe plus.
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