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Coup de coeur numéro 1 : "Les brosses à dents du bonheur", de Claude Barraud

Ci-dessous, la première des six nouvelles finalistes de notre concours sur le thème "Heureux"

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Avec Sol elle s’appelle Solveig mais elle aime pas parce que ça fait trop nordique pour une fille du Sud qu’elle dit alors c’est devenu Sol comme la note de musique avec Sol on s’est retrouvés ce dimanche matin à la salle de bains après une nuit comme on aime bien on avait dormi et puis on s’était réveillés aussi un peu et on s’était caressés dans le noir sans plus avant de redormir jusque’à ce matin d’un week-end qu’on passait tous les deux seuls sans les enfants qui étaient chez ses parents ce qui nous avait permis ce dimanche matin grasse-mat et compagnie de nous retrouver en peignoir à la salle de bains à nous brosser les dents ensemble ce qui n’arrive pas souvent parce qu’on n’a pas les mêmes horaires et un seul lavabo ce qui m’a fait dire en rigolant que c’était gentil de sa part à Sol de me laisser cracher dans le lavabo en même temps qu’elle et ça l’a fait rire aussi et elle a dit qu’elle avait vu mieux comme stratégie de séduction parce que franchement ma manière de cracher ne l’inspirait pas vraiment j’ai répondu que la sienne non plus et elle m’a fait un bisou sur la tempe qui a laissé des traces de dentifrice et elle m’a caressé les fesses alors je l’ai regardée et me suis souvenu d’un truc entendu à la radio où un philosophe disait que la difficulté ultime pour atteindre le bonheur était d’arriver à survivre au partage du quotidien avec l’être aimé ou quelque chose comme ça en tout cas l’idée était de pouvoir se supporter dans la trivialité de la vie commune dans un espace commun avec un lavabo commun et j’ai raconté ça à Sol qui a ri de plus belle et elle m’a proposé comme expérience d’échanger nos brosses à dents et même elle s’est mise à me brosser mes dents avec sa brosse à elle et c’est vite devenu n’importe quoi alors j’ai reculé d’un pas et je lui ai demandé si elle croyait au bonheur ce qui l’a rendue pensive d’un coup et elle m’a dit que ma question la dérangeait parce que si je la posais c’était que je n’y croyais pas moi-même et que donc je n’étais pas heureux avec elle parce que pour elle il n’y avait pas de lézard même avec un seul lavabo alors évidemment je me suis répandu en protestations plus ou moins convaincantes sur la question en particulier en affirmant que je considérais comme une chance le fait de pouvoir partager sa vie et donc son quotidien et elle a tout de suite relevé que je n’avais pas utilisé le mot bonheur ce qui à ses yeux était limpide comme un aveu alors je me suis assis sur le tabouret de la salle de bains et je me suis mis à bouder elle a rincé sa bouche et s’est mise à se coiffer en faisant mine de ne pas percevoir ma mauvaise humeur et elle a commencé à parler un peu comme si elle réfléchissait tout haut à toutes ces choses qui nous encombrent et nous empêchent de vivre le bonheur qui est là elle en était certaine il était là à portée de main enfin je ne veux pas faire des jeux de mots cochons a-t-elle dit encore et elle a continué sur cette proximité du bonheur tellement près peut-être même était il dans ce lavabo et pourtant on n’arrivait pas à le percevoir l’accueillir le vivre à fond comme si quelque chose nous en empêchait quelque chose de mystérieux de profond qui nous bloque alors que objectivement tout va bien tout se passe au mieux les enfants assurent et sont en bonne santé les parents aussi et ainsi de suite Sol se mit à faire l’inventaire de tout ce qui allait si bien dans nos vies qui ne pouvaient donc qu’être heureuses point final elle a posé le peigne et est sortie de la salle de bains je suis resté là sans trop savoir quoi penser de tout ça enfin à part des lieux communs du genre que mon bonheur passait à travers celui des autres et que c’était peut-être ça qui m’empêchait de l’accepter car comment imaginer sept ou huit milliards de gens heureux c’était impossible et j’en étais revenu à ma brosse à dents et je me suis regardé dans le miroir et me suis trouvé incroyablement laid repoussant au point de considérer comme un miracle le fait d’être là dans cette maison avec une femme si belle et si indulgente et j’ai eu envie de pleurer parce que de penser à une femme et à sa beauté c’est quelque chose qui m’a toujours ému et je me suis dit que c’était peut-être ça le bonheur mon bonheur à moi c’était de pleurer à cause de la beauté d’une femme à ce moment-là Sol m’a appelé depuis la chambre me demandant de venir je l’ai trouvée en train de passer une robe étroite qui mettait bien en valeur sa silhouette et elle m’a demandé en me tournant le dos de l’aider à fermer la fermeture éclair de la robe qui se fermait dans le dos ce que j’ai fait non sans m’amuser à faire durer le plaisir elle tenait la tête légèrement penchée en avant et d’une main avait relevé ses cheveux pour me faciliter la tâche quand je suis arrivé au bout tout en haut j’ai été fasciné par la grâce de sa nuque par la finesse de la peau juste là entre le haut de la robe et la base des cheveux relevés j’ai avancé mes lèvres et j’ai effleuré la peau elle a frémi j’ai eu pendant une demi seconde la certitude d’être heureux.

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