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Coup de coeur numéro 2 : "L'élastique", de Magali Jakob-Loué

Ci-dessous, la deuxième des six nouvelles finalistes de notre concours sur le thème "Heureux"

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Allait-elle sauter ?


Sylvia sentait de grosses gouttes de sueur froide perler le long de son dos bronzé.

Elle aimait l'Ardèche plus que tout.

Le saut à l'élastique, un peu moins.

Mais c'était un défi qu'elle s'était lancé au réveil pour se malmener un peu. « Comment sortir de sa zone de confort ? » titrait le mois dernier l'un des nombreux magazines féminins auxquels elle était abonnée. Cette question l'avait interpelée.

Tout roulait trop bien pour elle, quelque part.

Vingt-huit ans, assistante marketing pour un grand nom de la parfumerie à Paris, des amis à la pelle, un corps parfait obtenu dans les meilleurs clubs de fitness de la capitale, et même un petit ami amoureux et fidèle qui venait de la demander en mariage.

Il était peut-être là, le problème.

Alex était lui aussi une gravure de mode, issu d'une riche famille du 16 ème, des dents blanches à en faire pâlir le type de la pub pour Colgate, et des bonnes manières qui faisaient de lui le gendre idéal recherché par tant de beaux-pères inquiets du destin amoureux de leur fille chérie.

Alex était parfait.

Alex était ennuyeux.

Sa vie était ennuyeuse.

Sylvia était au bord du gouffre.

D'un gouffre, plus précisément. Et le pire, c'est qu'elle avait payé pour être là.

Alors : sauter ou ne pas sauter ?


« Comment ? », l'interrompit un jeune homme svelte mais athlétique. « Vous avez dit quelque chose ? »

Le jeune homme était patient, mais se demandait quand même bien quand cette petite bombe allait se décider à se jeter dans le vide. Il en avait souvent vu, des Parisiennes en mal de sensations fortes. Mais celle-là, elle prenait son temps. Heureusement que ses formes avantageuses moulées dans un débardeur transparent et un petit short sexy excusaient quelque peu son indécision.


« Non, pardon...Je... Je me demandais si j'allais avoir assez de courage pour sauter. Vous n'auriez pas un truc pour m'aider, par hasard ?

– Hé bien...A part de compter jusqu'à trois et de vous pousser à deux, non je ne vois pas.

– Vous pensez que je devrais plutôt fixer un point loin devant moi ou bien carrément regarder en bas ?

– Comme vous voulez. »


Sylvia détestait cette réponse. Comme vous voulez. Une réponse d'indécis. Or l'indécise, dans ce cas précis, c'était elle. Elle commença donc à se détester sérieusement. Ses jambes se mirent à trembler. Elle fixa un point au loin. Un arbre accroché à une falaise. Il avait l'air de ne pas vouloir bouger, lui non plus. Sylvia le prit en amitié, cet arbre qui semblait aussi indécis qu'elle.

Elle décida de l'appeler Alphonse.


Alphonse avait beau être loin, il devint à ce moment précis un précieux allié. La jeune femme entendit distinctement Alphonse lui crier : « Sauuuuute ! Allez, qu'est-ce que tu attends ? » Une goutte de sueur s'écrasa lourdement sur ses cils.

« Quand on commence à entendre un arbre parler, se dit la jeune femme, c'est qu'il faut agir ». Un souvenir vivace fit soudainement surface.

« Action ou vérité ? » demanda une petite voix d'enfant.

Sylvia se remémora cette amie d'enfance blonde comme les blés qui aimait tant lui poser cette question dans la cour d'école, son BN au chocolat à la main.

« Action ou vérité, alors ?! s'impatienta la blondinette.

– Action !

– Mais tu choisis toujours action, bouda son amie, visiblement déçue.

– Tu sais bien que je préfère agir plutôt que parler. »

Sylvia sourit. La sueur en profita pour s'engouffrer entre ses lèvres et leur laisser un goût salé. Déjà à l'école primaire, elle avait toujours choisi l'action. Qu'est-ce qui avait bien pu l'amener à s'empêtrer dans cette foutue indécision, à supporter mollement cette moiteur insupportable qui lui faisait pourtant horreur ?


« Excusez-moi...demanda-t-elle fermement.

– Oui ? répondit distraitement le jeune homme qui avait maintenant sorti son portable en attendant que le sosie de Lara Croft se décide.

– Il faut que j'aille aux toilettes. Je sauterai mieux après.

– On n'a pas de toilettes, Madame.

– Mademoiselle.

– Il fallait y aller en bas...Mais vous pouvez toujours vous cacher derrière ces buissons là-bas.

– Vous avez du papier toilette ?

– Non. »

Nonchalamment, le jeune homme ôta le harnais de Mademoiselle. Lara Croft avait un peu perdu de sa superbe, à force d'hésiter.


Le chemin vers les buissons était parsemé d'embûches.

« Moi qui ai réussi à me frayer un chemin dans le milieu du luxe à Paris, je galère à atteindre deux pauvres buissons pour aller pisser au fin fond de l'Ardèche », se dit Sylvia, pensive.

La vie était souvent comme ça, au fond. Pleine de paradoxes. Comme elle.

Elle qui a tout et qui ne semble heureuse de rien.

En déboutonnant son short, elle songea qu'elle n'avait pas pensé à Alex depuis des heures. Pas une fois. Là, au bout de son tremplin au-dessus du vide, le front et le dos en sueur, Alex n'avait à aucun moment décidé de pointer le bout de son dentifrice Colgate pour l'aider. A la place, elle avait intronisé un vieil arbre prêt à dégringoler de sa falaise. C'est tout dire. Alex semblait ne tout simplement pas faire partie de sa zone hors-confort. Sylvia décida alors, en arrachant quelques feuilles du pauvre buisson dégarni qui lui servait tant bien que mal de paravent, qu'Alex ne ferait désormais plus partie de sa zone de confort non plus.

Il faut se méfier des décisions prises avec des gouttes de sueur dans le dos. Souvent, elles sont justes. Allez, qu'à cela ne tienne, pour entériner une grande décision, il faut faire un truc un peu fou pour marquer le coup. Normalement, on va chez le coiffeur et on se coupe les cheveux beaucoup trop courts ou bien on les colore en rose bonbon. Puis on pleure un bon coup, et après ça va mieux. Mais là, c'est comme le papier toilette. Un coiffeur, y en a pas, sur cette stupide falaise d'Ardèche. Ne reste que la saut à l'élastique. Le jeune homme sympa mais pas trop. Le harnais trop serré. La sueur qui perle, qui goutte, qui coule, qui descend toujours trop bas.

Et Alphonse.


« Alphonse. Il va bien réussir à me motiver, Alphonse. Il va me confirmer que l'image d'Alex doit finir fracassée en contrebas. Alphonse. Alphonse. Allez ! Je suis forte. Je peux le faire. J'y vais ! » Sylvia se relève d'un bond. Elle a le regard déterminé de ceux qui savent. De ceux qui foncent. De ceux qui n'ont plus peur de rien. Sylvia écrase les obstacles sur son passage. Elle se rit des ornières, déjoue les pièges tendus par les racines qui veulent la faire buter, n'a que faire des cailloux qui glissent sous ses semelles et des branchages qui fouettent ses mollets. Elle se poste devant le jeune homme, toujours aussi nonchalant. Il rit en lisant des blagues sur son téléphone.


« Je suis prête, l'interrompt Sylvia.

– C'est bon ? On y retourne ?

– Mettez-moi le harnais, et je saute. – Ne réfléchissez pas trop, surtout. » Ne pas réfléchir.

Ne pas réfléchir. Sentir le harnais sur sa peau. Ne pas réfléchir. Moins de sueur que tout-à-l'heure. Ne pas réfléchir. Alphonse a l'air de se marrer, là en face. Ne pas réfléchir. Le cadran de la montre du jeune homme est fêlé. Ne pas réfléchir. S'avancer. Ne pas réfléchir. Seulement trois petits nuages dans le ciel. Ne pas réfléchir. L'un des nuages ressemble à un chien. Ne pas réfléchir. Adieu Alex. Ne pas réfléchir. « Saute », murmure Sylvia. « Saute », crie Alphonse. « Saute », glousse Mademoiselle. « Saute », hurle Lara.


Et Sylvia saute.

Alex est là, en bas.


Au début, Sylvia aimerait remonter l'élastique en courant, un peu comme dans les dessins animés. Pas Alex.

Surtout pas Alex.

Alex aurait dû être fracassé sur les rochers en contrebas.

Alors pourquoi Alex était-il certes en contrebas mais ô combien vivant, en chair et en os, à l'attendre avec un bouquet de fleurs ?! Etait-ce un rêve ? Un délire ? Une hallucination ? Etait-ce la sueur qui brouillait sa vue ?

Sylvia crie. Le silence résonne. Le temps se distend. L'élastique se tend. Alex est tout près. L'énorme diamant monté en solitaire aussi. En gendre idéal qu'il est, Alex est fier de son petit effet. La jeune femme au téléphone l'avait parfaitement renseigné sur le lieu précis du saut. Son compte en banque bien garni avait en outre permis de s'assurer que Sylvia serait la seule à sauter cet après- midi. Il n'y avait plus qu'à attendre, à se délecter, à rayonner. Rien ne résistait à Alex.

Sylvia était partie précipitamment dans sa maison de famille en Ardèche, sans lui avoir clairement répondu « oui ». Il lui fallait une réponse. Tout de suite. Tout le monde dit tout de suite « oui » à Alex.

Le cri de Sylvia s'étend, il se transforme, se disloque. Il explose. Ses larmes jaillissent, chaudes et purifiantes. Le ciel est beau, avec ses trois nuages. Tout bouge, et pourtant jamais son esprit n'a été aussi clair, aussi calme.

Alex va pouvoir ajouter un nouveau mot à son vocabulaire.

Sylvia est sereine.


Elle est libre, enfin.

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